CHAPITRE DIX-HUIT

La vie en société

Au moment, arrivé au croisement du boulevard de Strasbourg et du boulevard Magenta, où le taxi allait tourner à gauche devant la gare de l’Est, un type tapi en moi a commandé d’une voix sûre :

— Laissez-moi là, merci, c’est bon. Je voulais passer brièvement au Métro Bar avant de rentrer chez moi, pour éviter le choc thermique, la remontée brutale sans palier. Il était 14 : 40 au tableau de bord de la Mercedes : un samedi, à cette heure-là, ma femme et mon fils s’apprêteraient bientôt à sortir pour aller au cinéma, à la Cité des Sciences ou au bowling de la porte de Champerret, il valait mieux attendre un peu au Métro pour être certain de réintégrer le domicile conjugal en leur absence, et me préparer tranquillement à leur retour : douche, dents propres, concentration.

En m’engageant dans la rue du Faubourg Saint-Martin, gelé, rentrant la tête dans les épaules et les mains dans les poches, j’ai senti entre mes doigts la clé de l’appartement du pianiste.

Si j’espérais encore, dix secondes plus tôt, pouvoir refermer la conscience presque intacte cette parenthèse d’errance liquide, au prix d’une frustration passagère, cela s’annonçait maintenant moins envisageable. Je rentrerais chez moi avec une gueule de bois d’ébène, sans avoir saisi la dernière opportunité de mon existence, je le savais, d’abuser avec plaisir d’une jeune chose élastique aux contours surnaturels, rongé malgré tout par un sentiment de culpabilité matrimoniale injustifié, du moins illogique, mais mortifiant, je passerais en outre à ses yeux, aux yeux de ma plus grande admiratrice, pour un traître, un lâche ou un impuissant, à ceux de ma femme pour un connard irresponsable et insensible, et je laisserais un pianiste désargenté et probablement raté, de retour triste de Louxor et du Winter Palace, à la porte de chez lui en plein hiver. Quand il aurait cédé ses dernières économies à un serrurier rapace et pourrait enfin rentrer dans son trou, il y trouverait un carton Flodor vide.

Je ne connaissais que son prénom, que j’avais d’ailleurs oublié (Valentin ? Constantin ?), et ne retrouverais jamais son adresse. Si j’avais eu un portable, j’aurais certainement pensé à demander le numéro de Milka, il me semble que ça se fait presque automatiquement. Mais je n’en avais pas  – pour quoi faire ? Soudain, une idée que mon cerveau brouillé n’avait pas encore eue m’a fait relever la tête.

Je me souvenais qu’il y avait autrefois un cybercafé dans la rue de Chabrol, pas Claude, où nous avions habité deux ans. J’ai fait demi-tour, traversé le boulevard Magenta embouteillé et dépassé le marché Saint-Quentin : le cybercafé était toujours là. J’avais une petite chance. Trois minutes plus tard, elles s’étaient évanouies  – la chance, et Milka. Il n’y avait pas de Milka Beauvisage dans l’annuaire, ni dans l’Essonne ni dans toute la région parisienne, pas de Milka Beauvisage sur Facebook, et même quand j’ai tapé « Milka Beauvisage » sur Google : « Aucun résultat trouvé. » Comme si elle n’avait jamais existé. Pourtant si : j’avais la main dans sa culotte moins de trois jours plus tôt, donc elle existait. (Taper son nom sur le clavier suffisait à aiguillonner douloureusement mes regrets, à me faire flotter devant les yeux un futur tout proche qui n’aurait pas lieu. M.I.L.K.A.B.E.A.U.V.I.S.A.G.E. Je n’arrivais pas à me faire croire que je la recherchais avant tout pour lui rendre la clé et sauver le pianiste.) J’ai consulté les trois ou quatre sites spécialisés qui parlaient succinctement des Caissières en Colère, évoquaient un concert dans un bar ou une participation à un festival de banlieue, mais il n’était nulle part question d’une attachée de presse, ni du moindre contact possible. C’étaient manifestement des caissières underground.

Je suis ressorti du cybercafé plus abattu que jamais, ce qui n’est pas peu dire. Je ne me sentais même plus la force de marcher, j’ai pris le métro pour deux stations. À la première, Château-Landon, un grand type aux cheveux gris, debout près de moi en costume de seconde zone, a tiré le signal d’alarme. Depuis Gare de l’Est, il demandait à un jeune mec en survêtement assis sur un strapontin, qui écoutait du rap sur son lecteur MP3, de baisser le son. Dans ses oreilles, ce devait être tonitruant, mais de l’extérieur, on n’entendait que de sourds et lointains boum boum, bien moins agaçants que les gémissements du violon grinçant d’un gamin roumain ou d’un pauvre vieux qui survit comme il peut, que la voix de n’importe quel nombriliste qui braille dans son portable ses triomphes au bureau, et moins même que le bruit du métro. Mais le grand type aux cheveux gris, ça l’insupportait. Il s’énervait, se motivait tout seul, criait à force de s’entendre protester : « Baissez ça, vous devez respecter ma tranquillité ! » Autour de lui, plusieurs passagers soupiraient en posant sur lui des regards appuyés qui réclamaient la même chose, que ce fou gueulant respecte leur tranquillité. « Je vous ordonne de baisser le son ! » L’autre, qui avait déjà ôté deux fois l’écouteur droit pour savoir ce que lui voulait le râleur gris, se contentait de lever vers lui des yeux inexpressifs  – c’était tout de même une preuve d’intelligence, tout le monde s’attendant à ce qu’il se lève pour lui mettre le nez en miettes d’un coup de boule. Peut-être la flemme, plutôt Finalement, donc, au moment où retentissait la sonnerie de fermeture des portes, le justicier de seconde zone avait tiré le signal d’alarme situé juste derrière lui. « Ça ne se passera pas comme ça ! »

La tension s’est accrue dans le wagon. Après trois secondes de silence général ahuri, il a tenté de prendre la tête de la révolte : « Il ne faut pas se laisser faire ! » Ça devenait moins drôle. Le conducteur allait devoir descendre, longer toute la rame, venir voir ce qui se passait, interroger les témoins de l’incident, peut-être appeler la sécurité : il y en aurait pour un bon quart d’heure. Face à l’énervement et aux reproches maintenant clairement exprimés de plusieurs personnes incrédules, le grand type aux cheveux gris se serrait les coudes dans son costume bas de gamme, se sentant incompris, cerné. « Je suis magistrat, figurez-vous ! J’en mets tous les jours en prison, des gens comme ça ! » Un petit Africain rondouillard en boubou orange et vert lui a demandé en riant s’il mettait en prison les gens qui écoutaient du rap au casque dans le métro. « Parfaitement, monsieur ! Ils troublent la vie en société ! Et de la prison ferme, croyez-moi ! » Le jeune mec ne levait même pas la tête, immergé dans sa musique, il était le seul à ne pas être dérangé par ce qui se passait. « Pour bien vivre en société, il faut respecter les autres ! Si chacun fait ce qu’il a envie, et si personne ne dit rien, comme vous tous, c’est le chaos ! Vous vous en fichez, de la vie en société ? »

Au nom de la vie en société, la sienne, ce farouche défenseur du respect des autres, qui n’appréciait pas qu’un rythme à peine perceptible titille son oreille gauche, bloquait des centaines de personnes dans la rame, et donc forcément des milliers d’autres sur toute la ligne, dans chaque station de Villejuif à La Courneuve, sur quinze kilomètres du sud au nord de Paris. Combien étaient pressées, ou épuisées, et coincées sous terre à cause de son oreille gauche ?

Je ne sais pas si c’est la fatigue, le découragement ou le dégoût, mais pour la deuxième fois en quelques jours, après la confrontation un peu ridicule avec Jérôme au Lutetia, mes nerfs ont pris le dessus sur tout ce qui me compose et mon poing s’est fermé tout seul. De manière plus inquiétante : j’ai vraiment dû me retenir de la main gauche à la barre centrale.

Me détournant de lui, je suis sorti sur le quai, attendre ne servait à rien, Louis Blanc était la station suivante. En haut du long escalator, de retour à l’air libre et froid, j’éprouvais un certain soulagement de n’avoir pas frappé le vieux type en gris. Ça ne m’a pas rassuré.